Abandon de poste

Points de vue d’expert | 6 juillet 2023

Une réforme qui interroge

Dispositif inscrit dans la loi dite « Marché du travail »[1], l’abandon de poste assimilable à une présomption de démission, présenté dans la lignée d’une série de mesures visant à complexifier le recours à l’assurance chômage, essuie de nombreuses critiques. La réforme s’applique depuis le 19 avril 2023.

 

L’article 4 de la loi no 2022-1598 du 21 décembre 2022[2] ajoute un nouvel article au code du travail dans la section relative à la rupture du contrat de travail à l’initiative du salarié, et plus particulièrement sa sous-section afférente à la démission. L’article L. 1237-1-1 du code du travail énonce ainsi : « Le salarié qui a abandonné volontairement son poste et ne reprend pas le travail après avoir été mis en demeure de justifier son absence et de reprendre son poste, par lettre recommandée ou par lettre remise en main propre contre décharge, dans le délai fixé par l’employeur, est présumé avoir démissionné à l’expiration de ce délai. « Le salarié qui conteste la rupture de son contrat de travail sur le fondement de cette présomption peut saisir le conseil de prud’hommes. L’affaire est directement portée devant le bureau de jugement, qui se prononce sur la nature de la rupture et les conséquences associées. Il statue au fond dans un délai d’un mois à compter de sa saisine. « Le délai prévu au premier alinéa ne peut être inférieur à un minimum fixé par décret en Conseil d’État. Ce décret détermine les modalités d’application du présent article. »

 

Le décret[3] publié au Journal officiel du 18 avril 2023, immédiatement suivi d’un questions-réponses du ministère du Travail[4], précise que le salarié aura au minimum 15 jours[5] à compter de la première présentation de la mise en demeure adressée par lettre recommandée ou lettre remise en main propre contre décharge pour apporter une réponse à son employeur. Il indique également, de manière non exhaustive, que certaines situations seront considérées comme des motifs légitimes de nature à faire obstacle à la présomption de démission : l’exercice du droit de retrait, du droit de grève, des raisons médicales, le refus d’une modification unilatérale du contrat de travail ou le refus d’exécuter une instruction de la hiérarchie contraire à la réglementation.

 

Cette réforme aurait deux objectifs principaux, présentés à demi-mot par les sénateurs dans le rapport déposé le 19 octobre 2022[6] : lutter contre la désertion du salarié ayant des effets néfastes sur l’organisation de l’entreprise et durcir dans le même temps le recours à l’assurance chômage pour ces salariés – au sujet desquels les sénateurs ont indiqué qu’il n’était « pas souhaitable qu’un salarié licencié à l’issue d’un abandon de poste dispose d’une situation plus favorable en matière d’assurance chômage qu’un salarié qui démissionne ». D’un point de vue pratique mais aussi juridique, la mise en œuvre du dispositif appelle certaines réserves.

 

La remise en cause du concept de démission

La démission ne se présume pas, comme l’a confirmé maintes fois une jurisprudence constante sur le sujet. La loi du 21 décembre 2022 revient pourtant sur ce principe bien établi.

 

La présomption de démission

Jusqu’à présent, pour la Cour de cassation, il était établi que la démission, pour laquelle il n’existe pas de définition légale, ne se présumait pas et ne pouvait résulter que d’un acte unilatéral clair et non équivoque[7]. Elle devait être explicitement donnée par le salarié et ne pouvait se présumer, que ce soit via la demande de documents de fin de contrat, les témoignages de personnes extérieures sur la volonté du salarié de quitter son emploi ou le fait, pour ce dernier, de plaisanter en indiquant à l’oral son désir de quitter l’entreprise[8].

 

L’absence du salarié

L’absence du salarié n’était pas considérée, avant la réforme, comme une volonté claire et non équivoque de démissionner. En particulier, l’absence prolongée ou injustifiée du salarié était jusqu’alors jugée insuffisante pour caractériser une volonté non équivoque de démissionner[9]. De la même manière, le fait de cesser le travail en réponse à un conflit avec son employeur n’était pas considéré par la jurisprudence comme une volonté claire et non équivoque de démissionner[10]. Il en allait de même pour un salarié qui ne reprenait pas le travail malgré les mises en demeure de son employeur[11]. Dans ces conditions, on voyait mal comment le salarié qui ne revenait pas travailler et n’avait pas manifesté de manière explicite sa volonté de rompre le contrat pouvait être présumé démissionnaire, même après les sommations de son employeur de justifier son absence et de reprendre le travail. C’est pourtant ce que prévoit la loi désormais applicable. Au-delà de la remise en cause de la définition pourtant bien établie de démission, des questions pratiques relatives à la situation d’un salarié démissionnaire du fait de son abandon de poste se posent.

 

La mise en œuvre incertaine de l’abandon de poste en tant que présomption de démission

L’abandon de poste en tant que présomption de démission nourrit plusieurs incertitudes, présentées ci-après, auxquelles le questions-réponses du ministère du Travail n’apporte pas de réponse claire.

 

La possibilité pour l’employeur de choisir la procédure à appliquer en cas d’abandon de poste

Rappelons-le d’emblée : si l’abandon de poste est aujourd’hui majoritairement sanctionné par un licenciement pour motif disciplinaire – à savoir la faute simple ou la faute grave, la seconde étant la plus prisée des employeurs –, ce moyen n’était pas le seul mis à la disposition de l’entreprise. Cette dernière pouvait en effet également, pour des raisons de prudence – dans l’attente de la connaissance de la situation réelle du salarié absent – ou de refus de se voir imposer par le salarié une situation qui avait parfois été annoncée, se contenter d’acter la suspension du contrat. La formulation du décret semblait laisser à l’employeur le choix d’appliquer la présomption de démission, sous couvert de respecter un certain formalisme précisé dans le questions-réponses[12], ou un licenciement pour faute. À cet égard, il semblait en effet raisonnable de laisser à l’entreprise la liberté soit d’acter l’abandon de poste en tant que tel, soit de sanctionner, dans l’exercice de son pouvoir d’individualisation des mesures disciplinaires, un comportement qui lui avait causé un préjudice.

 

Si le questions-réponses du ministère du Travail acte bien, et c’est heureux, la possibilité pour le salarié de saisir le conseil de prud’hommes pour contester l’application de la présomption de démission, il semble toutefois refuser à l’entreprise le choix dans la procédure à suivre en cas d’abandon de poste en affirmant que l’employeur qui désire mettre fin à la relation de travail avec le salarié qui a abandonné son poste « n’a plus vocation à engager une procédure de licenciement pour faute » et « doit mettre en œuvre la procédure de mise en demeure et de présomption de démission »[13]. Bien que le questions-réponses constitue du droit « souple » qui ne lie pas juges, salariés ou employeurs, il marque néanmoins clairement l’orientation souhaitée par le ministère : a priori, et sous réserve de précision contraire ultérieure, c’est la présomption de démission qu’il conviendrait d’appliquer.

 

Les modalités pratiques de la fin de contrat

Le questions-réponses[14] le précise : le salarié présumé démissionnaire qui ne reprendrait pas le travail et n’aurait pas répondu à la mise en demeure ou ayant indiqué son refus de reprendre le travail doit effectuer un préavis si la convention collective, le contrat de travail, les usages, la loi ou la profession le prévoient. Notons que l’employeur peut le dispenser d’effectuer son préavis, de son initiative ou avec l’accord du salarié – dans le second cas, l’indemnité compensatrice ne lui est pas due. Le salarié présumé démissionnaire qui refuse d’exécuter son préavis ne percevra pas d’indemnité compensatrice au titre de celui-ci et est au contraire susceptible de verser à l’employeur le montant des sommes qu’il aurait perçues s’il avait effectué son préavis. Le préavis débute à compter du jour ultime fixé par l’employeur pour la reprise du travail de son salarié en abandon de poste et précisé dans la mise en demeure. Qu’en est-il néanmoins du salarié qui n’apporte aucune réponse à la mise en demeure de son employeur mais décide d’effectuer celui-ci en partie après le début de préavis présumé, ou du salarié qui effectue des « allers-retours » sur son poste de travail (abandon de poste, reprise après mise en demeure, puis à nouveau absence injustifiée, etc.) ? De telles situations, qui se révéleraient inconfortables pour un employeur bien en peine d’organiser son activité, ne sont pas prévues par le questions-réponses ou le décret.

Il conviendra également de s’interroger sur le formalisme à adopter quant à l’éventuelle levée d’une clause de non-concurrence : doit-elle intervenir dans la mise en demeure – mais cela présagerait alors de la rupture du contrat à venir – ou dans un document séparé ?

 

Une réforme nécessaire ?

Comme précisé ci-avant, la loi entend lutter contre les salariés déserteurs qui profiteraient d’un licenciement pour abandon de poste pour bénéficier de l’assurance chômage. À cet égard, la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) a publié en février 2023 une étude qui recense le nombre de salariés abandonnant leur poste. Les chiffres paraissent sans appel : au premier semestre 2022, environ 70 % des licenciements pour faute grave ou lourde dans le secteur privé sont motivés par un abandon de poste. Dans les trois mois suivant l’abandon de leur CDI, 55 % des personnes s’inscrivent à Pôle emploi et 37 % retrouvent un contrat de travail dans les trois mois suivant leur abandon de poste[15]. Même si la réelle portée des chiffres présentés par l’étude doit être largement nuancée[16], il n’en reste pas moins que, dans la pratique (hors situation de harcèlement ou burn-out), certains employeurs, ne souhaitant ou ne pouvant se permettre d’assumer financièrement le coût d’une rupture conventionnelle sollicitée – parfois exigée – par les salariés, pouvaient s’entendre avec ces derniers pour que ceux-ci effectuent un abandon de poste entraînant leur licenciement pour faute grave – ce dispositif bénéficiant aux deux parties : à l’employeur, qui ne versait pas d’indemnité au salarié en partance, et au salarié, qui bénéficiait de l’allocation de retour à l’emploi (AER).

 

En théorie, l’intérêt économique pour les finances publiques est clair. L’intention de clarifier rapidement une situation qui pouvait laisser certains employeurs dans une situation délicate est également louable. En pratique néanmoins, il eût été judicieux, du moins à notre sens, de laisser aux entreprises concernées leur libre arbitre quant à la solution à adopter, et ce d’autant plus qu’il leur est toujours laissé la possibilité de conserver le salarié dans leurs effectifs en se contentant de constater l’absence.

 

Charles-Emeric Le Roy : associé gérant, GMBA SMC
Jurisassociations, 681, 23 juin 2023

 


[1] L. no 2022-1598 du 21 déc. 2022, JO du 22.

[2] Ibid.

[3] Décr. no 2023-275 du 17 avr. 2023, JO du 18, JA 2023, no 679, p. 8, obs. D. Castel.

[4] Ministère du Travail, du Plein Emploi et de l’Insertion, « Questions-réponses – Présomption de démission en cas d’abandon de poste volontaire du salarié », 18 avr. 2023, JA 2023, no 679, p. 8, obs. D. Castel.

[5] Ces 15 jours s’entendent comme des jours calendaires, week-ends et jours fériés compris, selon le questions-réponses.

[6] Sénat, rapp. no 61 du 19 oct. 2022.

[7] V. par ex. Soc. 7 mai 1987, no 84-42.203 ; Soc. 9 mai 2007, no 05-40.315 ; Soc. 9 mai 2007, no 05-40.518 ; Soc. 18 mai 2022, no 20-15.113.

[8] Soc. 13 juill. 2004, no 02-45.302 ; Soc. 29 mai 1990, no 86-44.437 ; Soc. 23 janv. 1990, no 87-41.531.

[9] Sur l’absence prolongée, v. Soc. 9 déc. 2010, no 09-42.886 ; Soc. 24 janv. 1996, no 92-43.868 ; sur l’absence injustifiée, v. Soc. 5 oct. 1989, no 86-40.817.

[10] V. Soc. 17 oct. 2012, no 11-18.291.

[11] Soc. 11 juill. 2000, no 98-45.342.

[12] Ministère du Travail, du Plein Emploi et de l’Insertion, « Questions-réponses – Présomption de démission en cas d’abandon de poste volontaire du salarié », préc., points 2 et 3.

[13] Ibid., point 1.

[14] Ibid., points 7, 8 et 9.

[15] Dares Focus no 12, « Combien de salariés abandonnent leur poste et que deviennent-ils ? », 22 févr. 2023.

[16] A. Devaux, « Retour critique sur l’étude de la Dares sur l’abandon de poste », ActuEL RH, 20 avr. 2023.